Le premier mois de l’année 2024 s’achève dans le tourment. L’actualité a repris ses droits. Nous sommes asphyxiés par les évènements : grèves agricoles, relance de la querelle scolaire, hausse des prix de l’électricité. 2023 semble bien loin désormais. Et pourtant, ses paramètres fondamentaux nous rattraperont d’autant plus vite que la rentrée nous donne l’impression de nous en écarter. Rédigé entre une série de cérémonies de vœux auxquelles je me rends en tant que sénateur, je me suis livré à l’exercice périlleux de faire le bilan politique de l’année 2023.
L’année 2023 s’est achevée piteusement. L’adoption de la loi immigration par une coalition des droites a pris à revers le camp républicain, celui des droits universels. Cette défaite, qui vient après celle de la mobilisation contre la réforme des retraites témoigne de ce qu’est devenu le bloc central de l’échiquier politique français, le macronisme. Le centre n’est plus comme dans la vieille formule mitterrandienne “une variété molle de la droite”. La coalition des idées qui s’étend du macronisme au lepénisme a donné forme à un inquiétant magma réactionnaire et autoritaire que nous devons prendre très au sérieux. Sa première apparition laissera des marques profondes dans la conscience nationale.
À l’international, cette fin d’année a été plus intense encore. L’effroi devant la succession de l’éruption des barbaries est encore vivace. Le pogrom du 7 octobre et les crimes de guerre commis depuis au Proche-Orient ont heurté les français, souvent dans leur chair, eux qui se font une certaine idée de l’amitié entre les peuples dans cette région du monde, où la voix de la France résonne encore, malgré les impairs du président de la République, comme celle de la raison et de la paix.
Les événements de cette fin d’année volcanique ne doivent toutefois pas cacher les lignes de forces structurantes qui se font jour et qui compteront pour l’année prochaine et les suivantes. Aussi, je voulais partager avec vous l’examen rétrospectif de cette année 2023 pour en tirer quelques leçons et nous préparer à celle qui arrive.
Le début de l’année 2023 restera marqué par une éruption d’un type ancien, que d’aucun croyait ensevelie sous les décombres de la société générés par le néolibéralisme triomphant : la mobilisation populaire massive contre l’injustice de la réforme des retraites.
Cette lutte nous a fait renouer avec une forme d’espoir dans la force collective. Loin des théories de l’archipélisation culturelle du peuple français, qui le rendrait comme informe et impuissant, nous l’avons vu se rassembler autour d’une certaine idée de la justice sociale. Le combat a été le moment d’une fierté retrouvée. À plusieurs reprises plus de 3,5 millions de personnes se sont mobilisés, partout en France, et particulièrement dans les sous-préfectures, contre la réforme des retraites. L’épisode restera un grand moment dans l’histoire sociale de notre pays. La résignation qui avait déjà du plomb dans l’aile depuis le mouvement des gilets jaunes a vécu. Des parties innombrables du peuple garderont en mémoire et pour longtemps ces démonstrations de force, chaleureuses, pacifiques, sereines comme le moment d’un sursaut collectif contre le dénigrement du gouvernement et son insensibilité aux désirs profonds des français. De manière inédite, le nombre de syndiqués a augmenté sensiblement, sous l’effet de la traction de l’inter-syndicale. 2023 restera comme l’année de l’éruption au grand jour d’une majorité sociale sur la scène politique, celle d’un peuple de travailleurs qui récuse l’injustice.
Cette lutte sociale inédite ne tombe pas du ciel. Elle s’inscrit de manière plus générale dans le contexte de l’essoufflement de la Ve République. Sur le plan parlementaire, nous vivons le crépuscule de la République fondée par Charles de Gaulle en 1958. En 2022, les résultats des élections législatives ont remis en cause le fait majoritaire qui donne au président et à son gouvernement les moyens de conduire la politique de la Nation avec les coudés franches : la majorité absolue à l’Assemblée nationale. La minorité présidentielle doit donc composer et choisir ceux de ses combats qui lui permettent de construire des majorités. Logiquement, on était en droit de s’attendre à ce que les projets sélectionnés permettent de consolider la majorité de fait exprimée au second tour de l’élection présidentielle. Cependant, Emmanuel Macron en a décidé autrement choisissant le clivage et la division du pays. Le Président n’a pas tiré les conséquences du nouveau contexte et ne gouverne qu’à coups d’éperons dans les flancs du Parlement en se réfugiant derrière les articles les plus obscurs de la constitution. La succession des 49.3 permet de faire passer les budgets mais la réforme des retraites a été particulièrement éprouvante : la motion de censure ayant échoué à 9 voix. À la fin de l’année l’exécutif se retrouve tributaire de LR et du RN pour créer une majorité capable de faire adopter son projet de loi immigration. Par une étrange inversion de la logique parlementaire de la Ve République, et de manière inédite depuis la IIIe République, le Sénat a eu le dernier mot sur l’Assemblée nationale, et particulièrement sur la substance d’un texte législatif d’origine gouvernementale. L’accord avec la droite sénatoriale est le symptôme d’une Ve République en perte de vitesse.
Par un curieux chassé croisé, les droites convergent comme rarement pendant que les gauches font l’étalage de leur division et se dispersent. Surtout, la loi immigration portée par Darmanin a été le lieu d’une mixture indigeste pour notre ordre constitutionnel concoctée par Bruno Retailleau et la droite sénatoriale. Mais il faut reconnaître qu’Emmanuel Macron a réussi son pari politique d’aller trouver, quoi qu’il en coûte, une majorité absolue à l’Assemblée nationale pour absorber les Républicains. Au passage il a avalisé une forme de priorité nationale, concept clé dans l’outillage du Rassemblement national. Alors que la gauche s’en émeut, pour Emmanuel Macron cela ne compte pas. Cela n’existe même pas quand on l’écoute. S’il n’avançait pas à tout prix, le spectacle d’un président sans idée serait trop complet. Avec cette loi immigration il a fait la démonstration, même heurtée, qu’il disposait d’une majorité à l’Assemblée nationale. Peu importe au fond si elle tient uniquement du fait de LR ou du RN. Peut importe aussi les défaites idéologiques. Car l’idéologie n’existe pas pour lui. Seule compte la stratégie. Quelle est-elle ? Effacer les élections législatives de 2022 et l’idée d’une minorité présidentielle, et au passage priver de pertinence le vote d’extrême droite dans une hasardeuse triangulation. Qu’importe si cela finit de banaliser les idées du Rassemblement national. Le président qui ne sera pas là en 2027 poursuit un jeu dangereux et prend le risque de dégoûter la gauche des libéraux pour de bon. L’extrême droite s’engouffre sur le chemin qu’Emmanuel Macron déblaye devant elle.
À l’international, 2023 restera défigurée par le pogrom du 7 octobre et par ses suites tragiques. L’attaque terroriste du Hamas a déstabilisé les coordonnées du monde juif et a généré une réplique indiscriminée de l’État d’Israël, qui a fait fi du minimum d’humanité qu’on est droit d’attendre d’un État démocratique contemporain. Affamer des populations civiles, raser des villes sous les bombes, laisser pourrir les cadavres de civils sous les gravas, bombarder des hôpitaux, humilier des prisonniers. Le gouvernement israélien se discrédite. Dans ce conflit, la position américaine, incapable de fixer des lignes rouges humanitaires, interroge et inquiète. Empêcher l’embrasement régional tout en fermant les yeux sur ce qu’il se passe à Gaza est une position trop insuffisante que la proximité des élections américaines n’excuse pas.
L’Ukraine a subi quant à elle un revers préoccupant. La contre-offensive est un échec. Les livraisons occidentales ont considérablement amélioré les capacités de l’armée ukrainienne qui fait désormais face à deux limites, la faible qualité de ses cadres intermédiaires et sa relative maîtrise des manœuvres interarmées. Dans ce contexte, la décision d’ouvrir le processus d’adhésion au sein de l’UE tant que la guerre continue, paraît hasardeuse. Et en premier lieu pour les Ukrainiens.
Les États-Unis tiennent malgré un resserrement de la politique monétaire [des taux qui ont progressé ces dernières années] grâce à une politique budgétaire puissante et dynamique. Les Bidenomics sont la preuve que l’intervention dans l’économie est vertueuse et nécessaire. Comme à chaque fois, l’Union européenne semble à contre-temps, moins réactive. C’est le cas par exemple en ce moment sur les règles du Pacte de stabilité. Le nouveau pacte s’éloigne de l’exemple américain au nom de la lutte contre l’endettement public et des déficits publics.
L’économie chinoise quant à elle connaît ses premiers sérieux soubresauts. La crise immobilière et la chute de l’investissement ont raison d’un modèle de croissance qui a atteint ses limites. La Chine impressionne tout de même par la rapidité de ses adaptations, notamment énergétiques, et par l’innovation technologique qu’elle génère. Elle est désormais la première nation des énergies renouvelables, des voitures électriques, elle sort de terres des nouvelles générations de centrales nucléaires, elle développe une ingénierie sans équivalent sur les terres rares.
Plus impressionnant encore, la Chine accélère sa diplomatie du Yuan en s’attaquant de front au dollar dans les réserves des banques centrales ou au monopole de la monnaie américaine sur les échanges pétroliers. Les premiers accords conclus avec la Russie et l’Arabie Saoudite ne peuvent laisser de marbre. Ici se joue une clé de puissance américaine qui passe du statut d’incontesté à mise en concurrence. L’avenir dira si l’empire du milieu arrivera à ses fins en la matière.
L’intelligence dite artificielle s’est démocratisée et a conquis de nouveaux publics et des masses de consommateurs. La pénétration des usages est impressionnante. Comme l’est la vitesse de mise à jour. Sur fond de guerre capitalistique entre milliardaires américains, la course à l’innovation connaît une nouvelle phase. Malheureusement, au détriment de l’intérêt supérieur de l’humanité et au seul service du rendement commercial. S’il y a une aberration c’est bien celle-là. L’intelligence artificielle devrait être comme la station spatiale internationale en son temps, un projet d’envergure mondial dans laquelle les principaux gouvernements du monde collaborent, loin de l’égoïsme des nations. Cette dérive capitaliste et belliqueuse de l’intelligence artificielle risque d’être contre-productive et dangereuse.
Le changement climatique est en pleine accélération. Nos sociétés, nos écosystèmes, nos compatriotes s’en rendent compte au quotidien. Les tempêtes ravagent les forêts. Les incendies ravagent les champs. Les intempéries extrêmes menacent l’habitabilité comme dans le Pas-de-Calais dont le martyre cet hiver ressemble à une sorte d’histoire sans fin.
Devons-nous voir le verre à moitié plein et un verre totalement vide ? À moitié plein, car la conscience de la menace progresse chez les gouvernants, les industriels et les médias. Le changement climatique est irrémédiable et exige des actions fortes. Le Gouvernement d’Emmanuel Macron reprend à son compte le vocable de planification écologique. 7 milliards de crédits supplémentaires favorables à l’environnement. En France le rapport Pisani-Mahfouz constitue une pièce de doctrine importante pour l’administration. Mais l’inertie reste préoccupante comme sur les pesticides. Surtout, la COP 28 laisse le goût amer d’un rendez-vous manqué et même d’un désaveu de la position française. Ne respectant pas leur engagement nos dirigeants ont affaibli la parole de la France a l’échelle des nations.
Je conclus ce billet par la responsabilité de la gauche. Face aux macronistes et aux droites radicalisées, la gauche et les socialistes ont un rôle particulier à jouer. J’ai la conviction que la gauche ne peut pas avoir ses valeurs honteuses dans la période. Qu’elle doit assumer ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ; qu’elle doit se détourner des illusions et des facilités. Notre tâche est de gagner le conflit avec l’extrême droite alors que le macronisme s’effondre de son propre déboussolement. Pour ce faire, nous devons gagner les batailles culturelles et politiques les unes après les autres, retrouver notre base sociale dans toute la France. Au cours des prochains mois et années, avec celles et ceux qui souhaitent hisser l’espoir au pouvoir, j’y prendrai toute ma part.